mercredi 28 juillet 2010

L'Oréal, le véritable enjeu de l'affaire Bettencourt

« Avez-vous vu quelqu’un chez L’Oréal montrer le moindre signe d’agitation ? Aucun ! » A l’image de cet analyste financier (qui préfère demeurer anonyme), les marchés ne semblent pas croire que « l’affaire Bettencourt » et les révélations quotidiennes qui l’accompagnent puissent troubler la quiétude et l’assurance du premier groupe mondial de cosmétiques. En dépit de l’incroyable déballage familial auquel le monde assiste, médusé, le titre L’Oréal ne s’est-il pas valorisé en Bourse de 52 % en un an…

« Si Liliane Bettencourt était mise sous tutelle, rien n’est tranché de l’avenir du pacte avec Nestlé… C’est bien le problème derrière toute cette histoire », avertit pourtant, énigmatique, Patrice de Maistre, dans une interview, accordée au Journal du dimanche. Après avoir pointé du doigt le deuxième actionnaire de L’Oréal (Nestlé possède 29,8 % de la société), le gestionnaire de la fortune de la milliardaire, laisse entendre qu’une mise sous tutelle de cette dernière (réclamée par sa fille) poserait « une question d’intérêt national » à laquelle serait sensible Nicolas Sarkozy. Le président de la République, se montrant, selon l’homme d’affaires, « soucieux des conséquences de ce procès sur L’Oréal et son actionnariat ». Ce qu’il faut traduire ainsi : en perspective du départ (forcé) de Liliane Bettencourt de chez L’Oréal ou de sa disparition, plane le spectre d’une OPA au bénéfice du géant suisse de l’agroalimentaire. Le cheval de Troie de cette opération financière étant la propre fille de la milliardaire, Françoise Bettencourt-Meyers dont le mari, Jean-Pierre Meyers, siège aux deux conseils d’administration, celui de L’Oréal et celui de Nestlé.

La menace de perdre un champion de l’industrie française est-elle réelle ? D’un point de vue juridique, tout semble parfaitement verrouillé. Voilà dix-huit ans que Mme Bettencourt a légué la totalité de ses actions à sa fille Françoise (qui se défend de vouloir les vendre) et à ses deux petits-fils. Soit 30 % de L’Oréal, l’équivalent de quelque 15 milliards d’euros. L’acte de donation interdit toutefois à ses héritiers de vendre ou d’aliéner les actions dont ils ne détiennent que la nue-propriété. La milliardaire en conservant l’usufruit et les quelque 300 millions d’euros de dividendes qu’elles rapportent par an. Une hypothétique mise sous tutelle de Liliane Bettencourt pourrait-elle, comme le suggère Patrice de Maistre, remettre en cause ce montage juridique et ouvrir la voie à une vente ou à un dépeçage de la société au profit d’actionnaires étrangers ?

S’agissant de Nestlé, dont le nom revient sans cesse, il existe un pacte d’actionnaire qui lie le groupe suisse et lui interdit de prendre le contrôle de L’Oréal du vivant de Liliane Bettencourt ainsi que pendant une période de six mois après sa disparition. Mais après ? Bien que le patron de Nestlé, Paul Bulcke, assure qu’« il n’y a pas de plan pour changer le statu quo » on peut légitimement s’interroger. « Nestlé a été un partenaire dormant jusqu’à présent », fait-on remarquer du côté du ministère des Finances pour aussitôt ajouter « les Suisses ont les moyens, ils ont la taille et la puissance nécessaires pour mener ce type d’opération. Rien ne pourrait les empêcher de lancer une OPA une fois la période de six mois révolue ». Une chose, à laquelle peu d’acteurs de cet imbroglio ont songé, pourrait cependant les en empêcher : que la providence, dans son infini sens du contre-pied et, non sans humour, prête une très longue vie à Liliane Bettencourt…

Interview
“Françoise Bettencourt pourrait revendre une partie de ses actions à Nestlé”

Daniel Rouach et Béatrice Collin, professeurs à l’Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP)
France-Soir. Doit-on s’attendre à une prise de contrôle de Nestlé sur L’Oréal ?
Béatrice Collin. Pour l’instant, c’est Liliane Bettencourt qui se réserve l’ensemble des droits de vote de la famille. Elle seule a le pouvoir de décision, mais cela pourrait changer à l’issue du procès intenté par sa fille pour abus de faiblesse. On ne connaît pas encore les conséquences d’un éventuel placement sous tutelle, ni les intentions précises de Françoise Bettencourt-Meyers. Cette dernière affirme vouloir « préserver l’intégrité du groupe ». Dès qu’elle en aura la possibilité, elle pourrait revendre une partie des actions de la famille à Nestlé, tout en conservant une présence au capital. Ce serait une façon d’éviter qu’un prédateur s’empare de l’entreprise après la fin du pacte d’actionnaires en 2014. Ce scénario est tout à fait cohérent car Nestlé et L’Oréal entretiennent de bons rapports.

F.-S. Qu’est-ce qui fait la spécificité de L’Oréal par rapport aux autres entreprises françaises ?
Daniel Rouach. Elle tient en trois mots : compétition, globalisation et innovation. L’Oréal est une société extrêmement offensive, voire très agressive, qui n’hésite pas à passer comme un bulldozer sur ses concurrents. C’est aussi l’un des premiers groupes français à s’être implanté dans des pays émergents où personne ne voulait aller, comme l’Inde, le Brésil ou la Chine, avec une stratégie d’acquisition ciblée sur place. Les filiales à l’étranger sont fortement imprégnées de la culture locale, avec des dirigeants recrutés sur place. Enfin, les nombreux chercheurs du géant des cosmétiques déposent des centaines de brevets chaque année.

F.-S. La direction du groupe a toujours fait preuve d’une extrême discrétion…
D. R. Effectivement, la société est gouvernée par une dizaine de personnes qui ne laissent aucune information filtrer, en interne comme à l’extérieur. L’Oréal n’a connu que quatre grands patrons en presque un siècle. Ces dirigeants de haut rang sont des « tueurs » qui restent longtemps en poste afin d’assurer un leadership permanent. Ce commando restreint gère la réputation de la marque de façon quasi scientifique. Comme Apple ou Google, ils ne communiquent que sur les produits, cela fait partie de la culture du groupe.

F.-S. Comment une multinationale a t-elle pu conserver son caractère familial ?
D. R. C’est précisément cet aspect familial qui a donné une grande solidité au groupe, car les Bettencourt ont toujours fait très attention aux prédateurs comme Procter et Gamble. Durant toute sa vie, Liliane Bettencourt s’est fortement impliquée dans le quotidien de l’entreprise, en participant de façon active au management.
http://www.francesoir.fr/argent-economie-politique/loreal-le-veritable-enjeu-de-laffaire-bettencourt

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