Poutine s’était muré dans le silence ces derniers jours et chacun se demandait ce qu’il préparait. Sa réponse est venue samedi, à l’image du président russe, martiale : "Vladimir Poutine a demandé au Conseil de la Fédération [chambre haute du Parlement] d’approuver le recours à l’armée russe en Ukraine […] jusqu’à la normalisation de la situation", dit le communiqué du Kremlin. Le Conseil a bien sûr immédiatement avalisé la décision du chef. Poutine s’accorde encore le droit à la réflexion. Samedi soir, il n’avait pas encore pris de décision définitive, disait-on à Moscou. Mais voilà bien la Russie prête à se lancer officiellement dans une aventure militaire en Ukraine. De fait, le déploiement de ses forces semble déjà effectif en Crimée puisque, selon les observateurs sur place, ce sont bien des véhicules blindés russes qui sillonnaient dès vendredi soir les routes de cette province d’Ukraine. Le ministre ukrainien de la Défense, Igor Tenioukh, avance ainsi le nombre de 6.000 militaires fraîchement débarqués venus s’ajouter aux 20.000 déjà installés sur la base militaire russe à Sébastopol.
Toutes les options sont sur la table
S’ils obtiennent le blanc-seing de Poutine, ces soldats s’arrêteront-ils en Crimée? Ou pousseront-ils jusqu’à Donetsk, Kharkiv, et cette région de l’Est ukrainien où des milliers de manifestants ont demandé samedi l’aide de Moscou? "Ce n’est pas à exclure, s’inquiète un diplomate européen influent. Le risque d’escalade est réel même si ce ne sera pas la Tchécoslovaquie de 1968." Et d’affirmer que les Russes pourraient, par des opérations ciblées, intervenir dans certaines villes "bien choisies, là où il y a des pipelines de gaz ou des axes routiers importants." Anne de Tinguy, du Centre d’études et de recherches internationales, va plus loin : "Poutine peut faire le pari d’une partition de l’Ukraine, où la partie orientale et la Crimée resteraient dans l’orbite de Moscou." Le communiqué du Kremlin reste assez vague pour laisser toutes les options sur la table : c’est bien un recours en Ukraine qui est évoqué, et non dans la seule Crimée.
Cette réaction se révèle en tout cas très violente. À la hauteur du choc qu’a été pour Moscou le départ précipité de l’ancien président et allié, Viktor Ianoukovitch : "Poutine est furieux, explique le diplomate. Les messages que l’on reçoit de Moscou vont dans ce sens." Dans la conversation qu’il a eue avec François Hollande samedi, le leader russe n’a pas eu de mots assez durs pour décrire les nouvelles autorités d’Ukraine, "des bandits, des terroristes arrivés au pouvoir par la force." "Pour lui, voir un chef de l’État partir sous la pression populaire est un cauchemar absolu, a fortiori dans le voisinage", souligne Isabelle Facon. Surtout quand cela concerne l’Ukraine, nation soeur, berceau de la civilisation russe. La décision le 23 février du Parlement ukrainien d’abroger la loi qui donnait le statut de langue régionale à la langue russe aurait ainsi été vécue comme une provocation par Moscou. Et puis il y a la Crimée, d’une importance stratégique considérable : "Moscou craint peut-être que les nouvelles autorités cherchent à renégocier les accords qui garantissent sa présence en mer Noire", poursuit Isabelle Facon, de la Fondation pour la recherche stratégique.
"Le stade ultime avant la guerre"
Le scénario qui se dessine rappelle immanquablement les événements de Géorgie en 2008, où les troupes russes étaient intervenues en Ossétie et en Abkhazie. "L’explication avancée par le Kremlin de protéger les populations russes présentes sur place est exactement la même", explique Anne de Tinguy. Dans les coups de fil à ses homologues étrangers, Poutine se justifie en disant qu’en Crimée, il y a 1,5 million de Russes ethniques sur 2 millions d’habitants, "qu’on ne peut pas les abandonner."
Il est clair désormais que le président russe est seul à la baguette. L’ancien officier des services secrets réagit comme il sait le faire : par la force. "Poutine est un homme du XXe siècle, avance le diplomate européen. S’affirmer, pour lui, c’est montrer les muscles, faire sortir les chars. Il veut que la communauté internationale l’écoute et le respecte." Le maître du Kremlin estime aussi que le rapport de forces a changé : l’Union européenne est affaiblie par la crise et les États- Unis ont opté pour un repli sur leurs affaires intérieures. Il accepte mal que ces puissances occidentales lui refusent le droit à une zone d’influence dont fait partie l’Ukraine. Reste que la manière de le dire est dangereuse : "Dangereuse et outrancière, s’inquiète Anne de Tinguy. Quand le Conseil de la Fédération vote le recours à la force, c’est le stade ultime avant la guerre."
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