Retour sur les dates clés qui ont fait l'affaire de Karachi
Ils sont devenus fous. Maintenant, ils vont se ventiler façon puzzle", soupirait hier soir un ténor de la droite. La vieille cicatrice n’est pas vraiment refermée. Elle suinte encore à chaque soubresaut. Cette semaine, le juge Van Ruymbeke a réveillé ces rivalités d’un autre temps, nées dans le combat fratricide entre le camp Balladur et le camp Chirac. Lundi, le juge a entendu l’ancien ministre de la Défense Charles Millon. Il est venu confirmer avoir été chargé, juste après l’élection de Jacques Chirac, de stopper les commissions sur des contrats d’armes passés six mois plus tôt par les balladuriens. Jeudi, le magistrat a recueilli un autre témoignage, celui de Michel Mazens, ancien patron de la Sofresa, la société d’Etat en charge des négociations avec les intermédiaires lors des contrats d’armement. Ce haut fonctionnaire a admis sur procès-verbal qu’en coupant les commissions, Jacques Chirac et Dominique de Villepin savaient qu’ils faisaient courir un risque "aux personnels". Sept ans plus tard, en 2002, un mystérieux attentat au Pakistan coûtait la vie à 11 Français. Un lien de cause à effet? Pour en avoir le coeur net, les familles des victimes, et leur avocat Me Olivier Morice, ont envisagé vendredi de déposer plainte pour "homicide involontaire" et "atteinte à la vie d’autrui". Elles y ont renoncé hier soir. Mais en quelques heures, une vieille affaire est devenue une affaire d’Etat.
1. Septembre 1994, les deux contrats
Ziad Takieddine entre en scène. Ce Libanais à la politesse et au sens de l’honneur orientaux a fait la connaissance dans les années 1980 de François Léotard, un des patrons du Parti républicain, devenu ministre de la Défense d’Edouard Balladur. Takieddine a un ami d’enfance, Abdul Rahman El Assir, un des proches du cheik saoudien Ali Ben Mussalam. La triangulation des relations va opérer dans deux contrats d’armement. En septembre 1994, la Direction des constructions navales (DCN), vend des sous-marins au Pakistan de Benazir Bhutto. Montant du contrat: 825 millions d’euros. Montant des "commissions", baptisées FCE, "frais commerciaux exceptionnels", 82,5 millions d’euros. Dont 32 millions d’euros (4% du contrat) pour la société Mercor, du tandem Takieddine- El Assir, selon d’anciens de la DCN. "Mercor s’est rajouté à la dernière minute, à la demande du cabinet du ministre de la Défense", assurent ces sources. En novembre 1994, la France vend cette fois des frégates militaires à l’Arabie saoudite pour plus de 4 milliards. Takieddine perçoit cette fois 200 millions d’euros de commission, 4 % du contrat Sawari II.
2. 232 millions: pour qui?
La question est simple, inchangée depuis quinze ans: à qui étaient destinés ces fonds colossaux? A des Saoudiens, à des Pakistanais, ou à des Français dans le cadre de rétrocommissions? Takieddine, interrogé par le JDD en mai dernier, assure n’être pas intervenu pour le Pakistan. Et ne lâche rien sur d’éventuels potsde- vin en France. Devant la mission d’enquête parlementaire, François Léotard a assuré "ne pas avoir eu connaissance" de la négociation des FCE, compte tenu de ses multiples responsabilités. Des intermédiaires étaient reçus au ministère de la Défense mais "c’étaient les membres de mon cabinet, François Lépine (directeur du cabinet), Hervé Morin, Renaud Donnedieu de Vabres, le général Mercier qui les recevaient" a ajouté l’ancien ministre, pointant les tirs en direction des intéressés. Sur les comptes de campagne d’Edouard Balladur, 10,25 millions de francs (1,5 million d’euros) en espèce intriguent. De l’argent "des rétrocommissions" ou des fonds spéciaux de Matignon, comme l’assurent plusieurs sources au JDD? Le Conseil constitutionnel, dès 1995, avait tiqué. "Pas de souvenir", confiait hier Roland Dumas, son ancien président… A ce jour, c’est la seule trace suspecte d’éventuelles commissions.
3. Mai 1995, la haine des deux camps
"Le soir de la victoire de Chirac, avec quelques balladuriens, nous sommes allés féliciter le vainqueur à son QG, se souvient un des partisans d’Edouard Balladur. On nous a fait attendre longtemps dans un petit salon. Puis on nous a coincés devant une foule de militants. On nous a craché dessus pendant une demi-heure… C’est quelque chose qui ne s’oublie pas." A l’époque, le camp Chirac est persuadé que Nicolas Sarkozy, ministre du Budget d’Edouard Balladur, a déclenché l’affaire des HLM de Paris dans le but de le torpiller. "Les 'affaires' ont été lancées comme des armes de guerre dans la campagne présidentielle de 1995", se souvient un ancien ministre. A peine élu, Jacques Chirac demande à son premier ministre Alain Juppé de placer des proches de Léotard sur écoute et à son ministre de la Défense, Charles Millon, d’enquêter sur les deux contrats d’armes. "On a eu l’intime conviction des rétrocommissions", se souvient Charles Millon, évoquant "un rapport oral de la DGSE". Averti, François Léotard fonce chez Alain Juppé pour exiger des explications. "Il y a eu entre eux une engueulade homérique", raconte un balladurien. Puis Renaud Donnedieu de Vabres, le bras droit de Léotard, a été chargé d’aller discuter avec Villepin à l’Elysée. Il est revenu en disant "l’affaire est close"… De fait à l’époque, malgré leurs "soupçons", comme l’a répété Villepin vendredi soir sur TF1, l’équipe Chirac ne saisit pas le parquet de la moindre plainte. "S’ils avaient eu des preuves, elles seraient sorties depuis longtemps", raille aujourd’hui un proche de Nicolas Sarkozy. Lors du procès Clearstream, pour justifier ses soupçons sur d’éventuels comptes occultes de son rival, Dominique de Villepin avait déjà mentionné l’existence supposée d’un "trésor de guerre" des sarkozystes… "Il n’y a jamais eu de preuve de ces rétrocommissions, mais les écoutes des proches de Léotard ont mystérieusement disparu, il n’est pas impossible qu’elles réapparaissent un jour", prophétisait hier un homme des services secrets.
4. Juillet 1996, le blocage des commissions
Un an après son élection, Jacques Chirac se rend en voyage officiel en Arabie saoudite. Selon un témoin, le président français vient avec un dossier, s’emporte devant le roi et avertit que les rétrocommissions vont être bloquées. A la manoeuvre, Dominique de Villepin charge Michel Mazens, comme ce dernier l’a raconté au juge cette semaine, de bloquer les versements. Mazens en informe "M. Castellan [directeur commercial au sein de la DCN]" "Un soir, je lui ai fait part de la directive de M. Dominique de Villepin. Il a réagi en me disant que, pour lui, c’était compliqué car c’était faire courir des risques à ses personnels. J’ai appris par la suite que M. Castellan s’était fait confirmer ce que je lui avais dit en interrogeant la DGSE", a déclaré Mazens au juge, dans un procès-verbal publié vendredi par Mediapart. En clair, bloquer les commissions, c’était aussi risquer de bloquer des versements "locaux". "Des précautions ont été prises, a assuré Dominique de Villepin vendredi soir sur TF1. Seules les rétrocommissions ont été bloquées". "Une vue de l’esprit", réagit un spécialiste. "Il restait à payer15 % du contrat Mercor, selon cette source. Personne à Paris ne pouvait savoir qui exactement devait toucher les fonds restant dus."
5. Mai 2002, l’attentat de Karachi
Jacques Chirac vient juste d’être réélu. Le 8 mai, une bombe claque en direction du minibus où des employés de la DCN venus construire les sous-marins, ont trouvé place. Onze morts français. Selon certains, leurs conditions de sécurité sur place laissaient à désirer, et aucune des alertes des jours précédents n’avait été prise en compte. Au lendemain de l’attentat, MAM, ministre de la Défense, et avec elle le général Rondot, son coordinateur pour les renseignements, se rendent sur place. Attentat terroriste d’Al-Qaida? "Rondot semblait douter", raconte un de ses anciens proches. Pourtant, en huit mois, des poseurs de bombe "liés à Al-Qaida" sont arrêtés par la police locale.
6. Décembre 2009, la plainte des familles
Dès 2002, dans les archives de la DCN, un rapport, baptisé "Nautilus", et rédigé par un ancien des services secrets français, développe une autre thèse que celle de l’attentat terroriste. Selon "Nautilus", la bombe de Karachi est une opération de représailles contre la France qui n’a pas honoré ses engagements en stoppant des commissions. Depuis 2008, et la découverte du rapport "Nautilus", plusieurs juges d’instruction parisiens enquêtent sur différents volets de l’affaire et se heurtent, jusque-là, à un mur du silence. La mission d’enquête parlementaire elle aussi a fait face à une série de blocages. Seule la détermination des familles des victimes, avec leurs deux porte-parole, Magali Drouet et Sandrine Leclerc et leur avocat Me Morice, vont faire bouger les lignes. Le dernier juge en date, Renaud Van Ruymbeke, a réamorcé le cycle des auditions. Il va entendre, cette semaine, Dominique de Villepin. "Un étrange remake de l’affaire Clearstream", pronostique un avocat. Avec cette fois-ci, entre Villepin et Sarkozy, un drôle de renversement des rôles.
http://www.lejdd.fr/Societe/Justice/Actualite/L-affaire-Karachi-point-par-point-235182
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