Les vieux fantômes ont ressurgi comme des diables de leur boîte. Ceux de l'époque maudite de la guerre Chirac-Balladur, des haines recuites, des coups tordus, des grandes et des petites trahisons, qui avaient plongé la droite française dans une bataille suicidaire. C'était il y a plus de quinze ans. L'élection présidentielle de 1995. Une éternité. Depuis, après la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007, les deux camps observent une paix armée, qu'on croyait définitive. En fait, rien n'a été oublié. Il suffisait d'une étincelle. L'affaire de l'attentat de Karachi, qui a coûté la vie à onze de nos compatriotes, le 8 mai 2002, nous renvoie à cet affrontement majeur entre chiraquiens et balladuriens, devenus sarkozystes, aujourd'hui. Et les vieux scandales enterrés, ou étouffés, ressortent. Dominique de Villepin, Clearstream, le spectre du trésor de guerre de Balladur, l'argent sale des ventes d'armes, le rôle présumé du futur Président Sarkozy dans de ténébreuses histoires de sociétés-écrans et de rétro-commissions. Un dossier explosif que l'Elysée suit à la loupe. Il réapparaît au plus mauvais moment pour le Président de la République qui sort tout juste de la "séquence" catastrophique Woerth-Bettencourt. Le locataire de l'Elysée, après six mois de tergiversation, avait choisi un remaniement "light" et sans saveur, mais qui avait un seul but : ressouder la famille UMP autour des sarkozystes et des chiraquiens. L'affaire de Karachi pourrait bien faire voler en éclats ce beau scénario. Car, cruelle ironie de l'Histoire : ses ministres clés d'aujourd'hui, Alain Juppé (voir entretien page...), Michèle Alliot-Marie, François Baroin, Bruno Lemaire, et quelques autres, ont tous vécu ces affrontements. Du côté adverse. Les deux premiers, à des degrés divers, ont connu de très près le dossier que traitent les juges Marc Trévidic et Renaud Van Ruymbeke
Petit rappel historique. 1993-1995, la droite chiraquienne cohabite avec François Mitterrand. Edouard Balladur, Premier ministre, caracolant dans les sondages, trahit l'accord passé avec Jacques Chirac de ne pas se présenter à l'élection présidentielle. Il entraîne avec lui Nicolas Sarkozy, François Léotard, Charles Pasqua et une pléiade d'autres ministres. Les chiraquiens ne sont plus qu'une poignée de fidèles, des irréductibles qualifiés de "grognards suicidaires". Parmi eux, Dominique de Villepin et Alain Juppé. Problème de taille pour Balladur : les "traîtres" n'ont pas réussi à s'emparer du RPR et ne peuvent bénéficier des sources de financement d'un parti politique. En catastrophe, ils cherchent des fonds. A l'époque, le bruit court dans les rangs clairsemés des chiraquiens que l'équipe Balladur s'est jetée à bras raccourcis sur les contrats de ventes d'armes, secteur où de colossales commissions sont versées, et où l'opacité des transactions permet toutes les manipulations. L'accusation est-elle fondée ? En tout cas, en 1994, les balladuriens sont très actifs dans ce secteur.
Les trois dossiers qui ont donné lieu à des suspicions ? Le contrat Agosta, conclu le 21 septembre 1994, lié à la vente au Pakistan, par la Direction des Constructions Navales, de trois sous-marins équipés de haute technologie (5,4 milliards de francs). Le contrat Sawari II, signé le 19 novembre 1994, concerne l'achat par l'Arabie Saoudite de trois frégates Lafayette (19 milliard de francs). Enfin, le troisième contrat, appelé "Bravo" correspond à la vente de six frégates Lafayette à Taïwan. Il est paraphé sous la gauche, pour 14,7 milliards de francs, en 1991, puis, à la surprise des spécialistes, sous le gouvernement Balladur, monte à 16 milliards de francs. Durant cette période un peu agitée, de nombreux hauts fonctionnaires de la Défense, à la Direction Générale de l'Armement, mais aussi à l'état-major de la Marine, s'étonnent de l'excès de précipitation des politiques. Et aussi de l'apparition impromptue d'une multitude d'intermédiaires. Des observateurs signalent ces anomalies. En vain. Les soupçons de rétro-commissions aux balladuriens sont alors pratiquement des secrets de Polichinelle. Encore faut-il le prouver. Car, officiellement, ces trois contrats, supervisés par Nicolas Sarkozy, alors ministre du Budget, et par François Léotard, ministre de la Défense, sont validés en bonne et due forme. Les commissions, légales jusqu'en 2000, sont déclarées au fisc (voir document page...). Rien ne permet de détecter un versement d'argent sale dans une caisse de parti ou d'un candidat à la Présidence de la République. Mais les soupçons demeurent.
Elu en 1995, Jacques Chirac bloque, en juillet 1996, les versements de commissions de tous les contrats douteux. Dominique de Villepin, alors secrétaire Général de l'Elysée, supervise cette "purge". Charles Millon, ministre de la Défense, est chargé de déclencher des enquêtes internes. Des écoutes sont opérées sur les collaborateurs de François Léotard et sur d'autres, logiquement avec le feu vert d'Alain Juppé, à Matignon. Une enquête est lancée au ministère du Budget, où opérait Nicolas Sarkozy (voir document...). La DGSE est mobilisée pour tenter de remonter les filières des versements des commissions. Les services secrets, malgré leurs systèmes d'infiltration des données bancaires, leurs hackers les plus performants, bute sur l'identité des "corrompus" français, dissimulés derrière un maquis de sociétés off-shore, une myriade de prête-noms et de sociétés-écrans installées dans les paradis fiscaux. Finalement, Jacques Chirac et Dominique de Villepin, oublient un temps leur rancœur contre les "traîtres", non sans faire courir le bruit qu'ils ont des dossiers sulfureux sous le coude contre Sarkozy et ses amis. "Il faut surtout se souvenir qu'en 1997, Jospin arrive à Matignon, rappelle un ancien officier de la DGSE. Cette nouvelle cohabitation complique le jeu, car Chirac n'a plus les coudées franches pour poursuivre les investigations. Il est sous surveillance. D'autant que la gauche est elle-même impliquée dans le dossier des frégates de Taïwan, avec des soupçons de corruption autour de Roland Dumas et de Christine Deviers-Joncour, dossier alors suivi par la juge Eva Joly. Du coup, l'opération 'Mains Propres' est mise en sommeil..." Oubliés les trois contrats qui menaçaient de faire sauter la République...La raison d'Etat l'emporte alors sur la basse vengeance politique.
Quand survient l'attentat de Karachi, le 8 mai 2002, où onze salariés de la Direction des Constructions Navales de Cherbourg trouvent la mort, Jacques Chirac vient tout juste d'être réélu. Le choc est immense dans l'opinion. Très vite, les dirigeants de la DCN sont convaincus que le drame est lié au blocage des commissions et que la piste d'une vengeance commanditée par des intermédiaires floués est la plus probable. En septembre 2002, un de leurs enquêteurs, Claude Thévenet, ancien policier de la DST, spécialiste du terrorisme et du monde musulman, leur fournit un rapport, surnommé "Nautilus" incroyablement précis. "Après de nombreux contacts, tant en Europe qu'au Pakistan, écrit l'enquêteur, nous parvenons à la conclusion que l'attentat de Karachi du 8 mai 2002 a été réalisé grâce à des complicités au sein de l'armée et au sein des bureaux de soutien aux guérillas islamistes de l'ISI (services secrets pakistanais, NDLR). Les personnalités militaires ayant instrumentalisé le groupe islamiste qui a mené à bien l'action poursuivaient un but financier. Il s'agissait d'obtenir le versement de commissions non honorées, et promises par le réseau El Assir lors de la signature du contrat de septembre 1994. L'annulation de ces commissions avait été décrétée en 1995, à la suite de l'alternance politique en France, et visait à assécher les réseaux de financement occultes de l'Association pour la Réforme d'Édouard Balladur."
Claude Thévenet n'a pas travaillé seul. Il a été "coaché" par Gérard Philippe Menayas, directeur financier de la branche commerciale de la DCN, l'homme qui supervise les réseaux des intermédiaires et le versement des commissions. Ce spécialiste des coulisses du monde des ventes d'armes sait tout des tractations menées par les intermédiaires floués depuis l'opération « Mains propres » de Jacques Chirac. Mais révéler une pareille information provoquerait un séisme dans le pays. Le rapport Nautilus a-t-il été transmis à l'Elysée, comme cela semble logique ? Dominique de Villepin en a-t-il eu une copie à l'automne 2002 ? En tous cas, il est enterré dans la cave des secrets d'Etat et n'est pas transmis au juge Bruguière qui suit la piste d'Al Qaida. Le scénario arrange tout le monde. Et désespère les familles des victimes. En 2008, leurs portes-parole, Magali Drouet et Sandrine Leclerc ,décident de changer d'avocat et désignent Me.Olivier Morice. Au barreau de Paris, ce juriste, ancien troisième centre de rugby, amateur d'art contemporain, a une réputation de kamikaze et de franc-tireur. Cela tombe bien : pour faire avancer ce dossier qui s'enlise, il faut un homme qu n'a pas peur de "plonger dans la mêlée". Il martèle depuis des mois la formule choc sur tous les médias : "Sarkozy est au cœur de la corruption." L'avocat tonitruant fait le siège du juge Marc Trévidic, magistrat anti-terroriste connu pour sa pugnacité et son sang-froid. Le premier est patelin et amateur de bon vin. Le second est taillé comme un marathonien, sec et infatigable. Les deux hommes découvrent l'existence du rapport Nautilus, grâce à une révélation de l'hebdomadaire "Le Point", le 4 décembre 2008. Depuis, ils fouillent la piste de la vengeance d'intermédiaires floués sans état d'âme. En mai 2010, ils sont aidés par la parution d'un livre écrit par deux journalistes du site Mediapart, Fabrice Ardi et Fabrice Lhomme, « Le contrat », publié chez Stock. L'ouvrage est une mine d'or pour le magistrat instructeur, et un modèle de journalisme d'investigation "à l'américaine". Les deux enquêteurs ont récupéré des centaines de documents, interrogé les acteurs clés du dossier, dont Gérard Philippe Menayas et Claude Thévenet. Ils ont aussi auditionné longuement un homme jamais entendu par la justice, témoin capital pour l'enquête : le contrôleur général Porchier. Ce haut responsable de la Direction Générale de l'Armement, spécialisé dans le suivi des programmes, a enquêté sur le dossier Agosta, à partir de l'été 1997, au début de la cohabitation Chirac-Jospin. Il rend un rapport "Confidentiel Défense", en mars 1999. Ses conclusions sont sans appel : il faut engager des poursuites pénales au niveau le plus élevé, jusque dans l'entourage de François Léotard. Est-ce ce rapport qui a poussé l'ancien ministre de la Défense à quitter la politique ?
Dans la foulée, le haut fonctionnaire veut enquêter sur le contrat Sawari 2. On y retrouve en effet le même réseau d'intermédiaires que dans l'affaire Agosta, le réseau K, avec El Assir, Ben Musalam et Ziad Takieddine. Refus des autorités. Le rapport Porchier, étrangement, n'a jamais été remis à la justice. Le juge Marc Trévidic le réclame depuis six mois. Contrairement à ce que disent les plus hautes autorités de l'Etat, jusqu'à l'Elysée, rien n'aura donc été fait pour faciliter la tâche du magistrat. Au contraire... Mais Magali Drouet et Sandrine Leclerc ne l'entendent pas de cette oreille. Elles multiplient les interventions médiatiques. Elles ont une dent contre Nicolas Sarkozy depuis qu'il a maladroitement répondu à Bruxelles, à un journaliste de l'AFP qui l'interrogeait sur son rôle dans l'affaire. "Qui peut croire à une fable pareille ? (...) Enfin, si y a un braquage à Bruxelles, aujourd'hui, j'y étais..." (rires dans la salle) Le Président lâche un sourire narquois, content de son bon mot, puis, comprenant sa bourde : " Non, pardon, hein, je ris pas du tout, parce que Karachi, c'est la douleur des familles et des trucs comme çà..." (vidéo sur nouvelobs.com). Devant leur poste de télévision, les familles sont atterrées. Avec ce Président trop désinvolte, la "rupture" est consommée.
C'est alors qu'intervient dans le dossier un autre acteur, Renaud Van Ruymbeke, désigné depuis octobre sur le volet "délit d'entrave" et "corruption et abus de biens sociaux" dans l'enquête Karachi, aux côtés de Marc Trévidic. Pour les victimes, l'arrivée de Renaud Van Ruymbeke est une bénédiction. Pour le Chef de l'Etat , en revanche..."Van Ruymbeke peut être considéré comme un ennemi personnel de Sarkozy, dit un conseiller. Le Président n'a pas oublié que ce magistrat a officié dans l'affaire Clearstream et cherché ses fumeux comptes secrets. Van Ruymbeke est dans la vengeance. Sur ses affaires de corruption politique, il es sorti par la porte, il revient par la fenêtre...Il n'est pas sûr que la justice en sorte grandie... " En l'espace de quelques semaines, le juge multiplie les actions coups de poing, réclame une perquisition à la DGSE, récupère les enquêtes du fisc, recueille les dossiers de Claude Thévenet et ceux de Jean-marie Boivin, PDG de Heine, société off-shore luxembourgeoise chargée de ventiler l'argent des commissions des trois contrats suspects, Agosta, Sawari 2 et Bravo. Ce dernier contrat, il le connaît par cœur. Il a enquêté des années durant sur l'argent sale des frégates de Taïwan, qui impliquait des réseaux balladuriens, mais aussi socialistes. Il s'est heurté systématiquement au Secret-Défense qui l'avait conduit à prononcer un non lieu, en 2008. Mais, cette fois, le dossier paraît plus solide.
Que vient en effet de mettre à jour le magistrat ? Que Jean-Marie Boivin, en septembre 2001, a été chargé par les autorités françaises de négocier un arrangement avec l'intermédiaire Andrew Wang, à Genève, et qu'il lui aurait remis la somme de 83 millions de francs contre son silence et la restitution des contrats originaux de toutes les commissions liées aux frégates de Taïwan. Prudent, Boivin a conservé les document dans son coffre de l'UBS à Zurich. Dans le milieu des intermédiaires, cette entorse au blocage des commissions par Jacques Chirac provoque l'indignation et la colère. La DCN et certains contacts au ministère de la Défense sont alors menacés de représailles. "Cette piste d'une vengeance du réseau floué, en l'occurrence celui du libanais El Assir et du saoudien Cheik Ali Ben Musalam, est de plus en plus plausible, souligne un policier chargé de l'enquête. Les deux hommes étaient très liés aux services secrets pakistanais et aux réseaux terroristes islamistes. Ali Ben Musalam, décédé curieusement en 2004, dans des conditions inconnues, était connu pour financer les mouvements les plus radicaux au Pakistan. A-t-il été victime d'une opération homo, une exécution, par les services français à cette époque ?
Autre information capitale recueillie par les juges : à l'automne 2004, en pleine affaire Clearstream, Boivin est évincé de tous les contrats de la DCN. Motif : on craint que l'argent ventilé des commissions, qu'il filtrait à travers un sous-compte de la banque Clearstream (voir note de Gérard-Philippe Menayas) ne soit repéré et les bénéficiaires identifiés. Furieux, Boivin menace de révéler le contenu de son coffre. Il réclame 8 millions d'euros. La direction de la DCN refuse de payer, estimant la somme exorbitante. Boivin écrit à Jacques Chirac et à Nicolas Sarkozy. Selon Boivin, des émissaires de ce dernier lui auraient rendu visite le 26 octobre 2006, le menaçant s'il ne tenait pas sa langue et s'il ne détruisait pas les fameux documents enfermés dans son coffre de Zurich (cf. document p.). Boivin, effrayé, aurait alors décidé de prendre rendez-vous avec Me. Arnaud Claude, l'ami et l'associé de Nicolas Sarkozy depuis plus de vingt ans. Ce dernier l'éconduit fermement. Que se sont dit les deux hommes ?
Quelques semaines plus tard, contre l'avis de la direction de la DCN, Boivin le maître-chanteur obtient gain de cause. En janvier 2007, un protocole d'accord est signé sur l'île de Man entre la DCN, Thalès et l'Etat français. Depuis, le Luxembourgeois est muet. Quel secret d'Etat révèlera-t-il au juge Renaud Van Ruymbeke quand ce dernier voudra l'entendre ? Avec le juge Trévidic, le magistrat financier a encore tant à faire. Partir à la pêche aux documents, d'abord. Récupérer les délibérations du Conseil Constitutionnel qui, en 1995, avait approuvé les comptes d'Edouard Balladur contre l'avis des rapporteurs (voir l'article d'Olivier Toscer). Ensuite, faire la synthèse de tous les documents "Secret défense" que Nicolas Sarkozy a soudain promis de livrer aux magistrats, dont les écoutes téléphoniques de la DGSE sur le clan Balladur. Et si, ironie de l'Histoire, Nicolas Sarkozy lui-même avait été mis sur écoutes en 1995 ? La valse des auditions ne fait que commencer...
http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/politique/20101124.OBS3515/karachi-les-dessous-d-un-scandale-qui-secoue-la-republique.html
1 commentaire:
It is worth mentioning at this juncture that taxation of a company somewhere other than its place of incorporation is not by any means an exclusively offshore concept.
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