jeudi 7 avril 2011

En mission, avec le poste de contrôle volant français en Libye

trois heures et demie du matin, dans la brume, il fait deux degrés sur la base d'Avord (Cher). Après le briefing avant le décollage, le capitaine Josselin, pilote de l'Awacs *, est installé devant ses commandes et tapote son genou. Dans la purée de pois, il ne distingue que cinq plots lumineux, chacun espacé de 50 mètres au long de la piste. La visibilité est insuffisante pour faire décoller les 152 tonnes de son avion-radar, les réservoirs remplis à ras bord. "C'est une petite nappe, elle va passer", pronostique Josselin. Mais la tour de contrôle a beau faire tourner les lumières dans tous les sens, ça ne s'améliore pas... Finalement, en déplaçant son monstre de quelques centaines de mètres, il retrouve la nuit transparente et glacée. Décollage. L'équipage d'un autre Awacs en alerte quelque part en Europe n'aura pas à interrompre sa nuit.
L'avion gris trace désormais sa route, plein sud. Aux premières clartés de l'aube, il survole la Corse. Sur le toit, le "rotodôme" de 9 m de diamètre, qui contient les radars de l'avion, tourne comme une horloge. Rien de ce qui vole ou navigue sur l'océan ne lui échappe, dans un rayon de 700 km. La mission va pouvoir commencer. À 8 heures tapantes, il est à son poste et commence ses boucles ovales, des "hippodromes", à quelques dizaines de kilomètres des côtes libyennes, dans la zone Spitfire. Les 18 membres d'équipage commencent leur mission opérationnelle, baptisée Cyrano 51, sans même voir la lumière du jour : leur avion ne comporte pas de hublot...
Zone d'exclusion aérienne
Sur les écrans, les "plots" s'illuminent dans une foison de couleurs. Celui-ci est un objectif reconnu par des Tornado GR4 de la Royal Air Force, qui tournent autour : dix-huit chars en colonne. Identification : ce sont bien des engins de l'armée loyale à Kadhafi. Les Tornado frappent et rendent compte : quatre engins détruits... Dans ce poste de contrôle volant, les opérateurs tiennent à jour toute la situation aérienne. Ils disposent d'un document, l'ATO (Air Task Order), qui décline l'ensemble des opérations prévues dans la journée, telles qu'elles ont été fixées par le poste de commandement aérien de l'Otan en charge du volet aérien de l'opération Unified Protector, le CAOC 5 (Combined Air Operations Center n° 5 ) de Poggio Renatico, dans le nord de l'Italie.
Sur les écrans, tous les avions apparaissent : les "C2" comme notre Awacs E-3F, un Boeing 707 dans sa version militaire. Plus tard dans la journée, un E-2C Hawkeye du porte-avions Charles de Gaulle prendra l'air, puis un EMB-145 de l'armée de l'air suédoise. On voit aussi des "ISR", avions de reconnaissance comparables au Mirage F-1 français, les "EW" pour "Electronic Warfare", comme le RC-135 américain. Ajoutons-y les SEAD (Suppression Enemy Air Defense), avions chargés de détruire les missiles antiradar dont la France ne dispose pas. La nomenclature compte aussi les DCA (Defensive Counter Air), qui concernent les avions de défense aériens chargés de faire appliquer la zone d'interdiction aérienne, et l'OCA (Offensive Counter Air), qui vise à détruire toutes les capacités menaçantes pour les avions alliés. En clair, dans le cas de la Libye, toutes les armes qui ne sont pas identifiables comme appartenant aux insurgés.
Il est 9 heures. Une nouvelle frappe est annoncée dans moins d'une heure contre la fameuse colonne de chars, qui sera conduite par deux patrouilles d'avions français, l'une composée d'un Mirage 2000 et d'un Rafale, l'autre d'un Mirage 2000 et d'un Mirage F-1 CR. Sur les écrans, on distingue parfaitement les deux patrouilles, Jack 35 et Jack 37, qui rallient à grande vitesse les ravitailleurs qui tournent dans la zone Brave 03. L'adjudant-chef Karim est en liaison avec Jack 35 et règle les derniers détails avant de donner le feu vert au ravitaillement. Jack 37 a déjà fait le plein et file plein pot vers sa cible. On voit sur l'écran les échos des deux appareils réactualisés toutes les dix secondes. Ils s'approchent, repartent, reviennent.
Les troupes de Kadhafi se déplacent de nuit
Pendant ce temps, Karim annonce autour de lui une mauvaise nouvelle : le chef de la patrouille Jack 35 "a pété son gland", comprendre que l'embout de la perche de ravitaillement, aussi fragile qu'une pointe d'asperge, a cassé lors d'un faux mouvement. Le contrôleur le renvoie en urgence sur la base de Sigonella, en Sicile. Les "clear to proceed" succèdent aux "call me back". Blast 23 rejoint la fréquence, confirme le modèle de son appareil, le numéro de sa mission et les armes qu'il transporte. Il est suivi de Kodak 63. Ghost 64 se voit intimer l'ordre de "fouiller l'intérieur du cercle de 50 nautiques" centré sur la région de Misrata. L'accent texan traduit la nationalité du pilote, mais son engin est un drone Predator, qui obéit, lui aussi, aux instructions de l'avion français transformé en ruche. Ça chauffe. Karim, tout en faconde méridionale, n'est pas d'accord avec son chef, le capitaine Christian : "Mais il ne peut y aller, sur ce tanker ! Il est à 147 nautiques, alors qu'il en a un autre à 100 nautiques !" Et ça repart : "C'est bon, j'ai les deux !"
Pendant ce temps, les chasseurs français sont à la recherche de cette colonne libyenne frappée plus tôt par les Anglais. Mais les forces kadhafistes ont développé une tactique nouvelle. Elles se déplacent la nuit, quand les avions ne parviennent que difficilement à déterminer à quel camp elles appartiennent. Et le jour, elles se cachent dès qu'elles le peuvent. "Nous devons absolument éviter de faire des dégâts dans la population civile", explique le lieutenant-colonel Vincent Dabadie, 38 ans, commandant du 36e escadron de détection et de contrôle aéroportés Berry, basé à Avord. L'officier poursuit : "Cette contrainte est forte et exige que nous ne prenions aucun risque."
La Libye est devenue proche du Cher
Jack 37 lance à la radio "NSR", pour Nothing special to report (rien à signaler) : il n'a pas vu les 14 chars restants. Cyrano l'envoie surveiller un axe routier... Et ainsi de suite durant six heures. À 13 h 16, Cyrano passe par radio les images de tous ses écrans à un Awacs de l'US Air Force arrivant d'Espagne. Totalement "interopérables" avec les autres forces (États-Unis, Royaume-Uni, Otan) disposant de ces appareils, les quatre Awacs français conduisent leurs premières missions de guerre depuis le conflit du Kosovo, en 1999. Entre-temps, ils ont chassé les pirates dans l'océan Indien, traqué les narcotrafiquants dans les Caraïbes et même fouillé l'Atlantique pour retrouver les débris du vol AF 447 Rio-Paris.
Dans cette guerre contre la Libye, lancée le 19 mars, ils ont été les premiers à intervenir. Dès le 6 mars, ils commençaient à fouiller l'espace aérien libyen, aux ordres du seul gouvernement français. L'équipage a compris que quelque chose était dans les tuyaux quand ils ont croisé un avion britannique, qui conduisait la même mission, à la même heure. Dès le lendemain, les opérations de surveillance se poursuivaient en commun.
Il est maintenant 14 heures. Dans la "galley" (office) de l'avion, la bouilloire tourne à fond, les tasses à café se remplissent, les plateaux-repas se composent avec les plats frais préparés par le mess d'Avord et les conserves extraites de boîtes de ration. C'est l'heure de la réécriture du vol, des supputations sur l'avenir de la guerre, des quelques minutes de sommeil glanées sur des sièges dignes des antiquités de l'Aéropostale. Aujourd'hui, l'armée de l'air et la marine françaises ont conduit 27 missions au-dessus de la Libye. Vers 16 h 30, l'avion se pose à Avord. Le prochain vol de cet équipage aura lieu après-demain... La Libye est devenue très proche du Cher !


* La règle, respectée par Le Point, veut que les patronymes des personnels militaires en opération ne soient pas divulgués. Les prénoms sont réels. http://www.lepoint.fr/chroniqueurs-du-point/jean-guisnel/en-mission-avec-le-poste-de-controle-volant-francais-en-libye-07-04-2011-1316566_53.php

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