mercredi 3 novembre 2010

Affaire Bettencourt: des témoins manipulés?

Un avocat réputé, Didier Martin, fait l'objet d'une enquête interne du barreau de Paris. Au début de l'affaire Bettencourt, il a reçu sept témoins avant que ceux-ci soient entendus par la justice.


Les témoignages à charge contre le photographe François-Marie Banier ont-ils été peaufinés dans le secret d'un cabinet d'avocats avant d'être recueillis par les policiers? Pour le savoir, le barreau de Paris vient de déclencher, très discrètement, une "enquête déontologique" afin de déterminer si Me Didier Martin, un avocat d'affaires réputé, membre du prestigieux cabinet parisien Bredin-Prat, a commis une faute professionnelle et franchi la ligne jaune. Cette procédure interne à l'ordre des avocats relance les interrogations sur ce qui s'est vraiment passé au début de l'affaire, au cours des années 2000, dans le huis clos de l'hôtel particulier de Liliane Bettencourt, à Neuilly.


Me Martin a-t-il "trahi" sa cliente?


A la suite de la plainte pour abus de faiblesse déposée le 19 décembre 2007 par Françoise Meyers-Bettencourt, la fille de Liliane Bettencourt, contre François-Marie Banier, soupçonné d'avoir dépouillé la vieille dame d'une partie de sa fortune, 26 salariés ou anciens salariés de cette dernière ont été entendus par la justice. Sept d'entre eux ont accablé le photographe. Or, il est apparu depuis qu'ils avaient tous été reçus par Me Martin ou son collaborateur avant de témoigner officiellement.


Cette "centralisation" des attestations favorables à la thèse de Françoise Meyers est d'autant plus surprenante que Me Didier Martin connaît bien la mère: il fut son avocat lors de la renégociation d'un accord entre L'Oréal et Nestlé, en 2004! Le barreau de Paris cherche donc aussi à savoir si Me Martin n'aurait pas "trahi" sa cliente en recevant des témoins mettant en cause son état mental, donc sa capacité à "résister" aux éventuelles demandes du photographe.


Une à une, ces sept personnes ont expliqué aux enquêteurs dans quelles conditions elles avaient vu l'avocat. Ainsi, Christiane Djenane, une ancienne secrétaire de la vieille dame, a été interrogée par la PJ en février 2008, à la demande du procureur de Nanterre, Philippe Courroye. Ce jour-là, elle a déclaré aux policiers: "Concernant les faits objets de votre enquête, je dois vous dire que j'ai été sollicitée le 13 décembre 2007 par M. Didier Martin, conseil de Mme Bettencourt Françoise, épouse Meyers, afin de rédiger une attestation relatant ce que j'avais observé et vécu, mettant en exergue tout ce qui me paraissait anormal tant sur le comportement de Mme Bettencourt que sur celui des personnes de son entourage. Il faisait référence à M. Banier. [...] C'est Mme Thibout [NDLR : la comptable] qui a organisé le rendez-vous auprès de Me Martin, et je m'y suis rendue en sa compagnie le 13 décembre."


Une autre secrétaire, Chantal Trovel, a été entendue par la police le 24 janvier 2008. A cette occasion, elle a relaté ce qui serait à l'origine de la plainte: une femme de chambre aurait surpris une conversation entre François-Marie Banier et Mme Bettencourt où il aurait été question de l'adoption du photographe par sa riche amie. Françoise Meyers demande alors à l'employée de rédiger avec un autre membre du personnel et "sans contrainte" une attestation destinée à... Me Martin. "Puis, déclare Chantal Trovel, nous avons été amenés chez l'avocat qui nous a expliqué à nouveau la situation. J'ai pris la décision en parfaite conscience."


7 témoignages contre 19


Quatre autres employés chargeront à leur tour Banier, mais tous reconnaîtront devant le procureur Courroye ou, plus tard, devant la juge Isabelle Prévost-Desprez, avoir fait auparavant une visite au cabinet de Me Martin. Lors de sa déclaration à la justice, à l'issue du dépôt de sa plainte, le 1er février 2008, Françoise Meyers-Bettencourt n'a pas évoqué ces épisodes préparatoires. Au contraire, elle a précisé: "Des personnes de l'entourage de ma mère ont établi des attestations sans que je les sollicite. Elles ont naturellement décidé de procéder ainsi, considérant, elles aussi, que les agissements de M. Banier devaient cesser."


Le tribunal correctionnel de Paris a lui-même confirmé ces rencontres entre certains témoins et l'avocat parisien. Les magistrats l'ont relevé, noir sur blanc, au détour du procès en diffamation opposant l'un des avocats de Liliane Bettencourt, Me Georges Kiejman, à son confrère et ennemi juré, Me Olivier Metzner, autre conseil de Françoise Meyers. Me Metzner accusait Me Kiejman de l'avoir diffamé en le traitant de "cerveau d'un complot" contre Liliane Bettencourt, "complot" monté à partir des enregistrements illégaux du maître d'hôtel chez sa patronne. Le jugement, rendu le 20 octobre dernier, stipule avec un brin d'ironie: "Me Kiejman peut avoir été surpris par le fait que le majordome ayant posé le Dictaphone litigieux soit le seul membre du personnel de Liliane Bettencourt à ne pas avoir témoigné lors de l'enquête diligentée par le parquet de Nanterre, alors qu'il a été établi que sept des témoins de Françoise Bettencourt-Meyers avaient admis avoir rédigé des dépositions à la demande express de celle-ci dans les bureaux parisiens de l'un de ses avocats."


Interrogé par L'Express sur le fait que Me Martin ou son collaborateur aient rencontré ces témoins, Me Georges Kiejman gronde: "La seule excuse de mon confrère est son inexpérience, en tant qu'avocat d'affaires, des règles pénales, mais cela reste déontologiquement et moralement très grave."


"On en pouvait pas la contraindre à faire quelque chose contre son gré"


Me Didier Martin n'a pas donné suite aux demandes d'entretien de L'Express. Mais il avait eu l'occasion de réagir à ce soupçon l'été dernier, quand M. Kiejman l'avait une première fois mis en cause, à Nanterre. Dans Le Nouvel Observateur, Me Martin avait alors qualifié cette accusation d'"absurde". "En 2007, avait-il précisé, quand Françoise nous prévient que chez Banier germe l'idée de se faire adopter, nous avons prévenu le personnel que Françoise Meyers allait porter plainte pour abus de faiblesse et donc que s'il avait été témoin de ces abus il fallait en attester devant la police. Personne n'est revenu sur ses déclarations écrites ou n'a fait part de pressions."


En attendant les résultats de l'enquête du barreau de Paris, ce nouveau développement vient rappeler une vérité chiffrée du dossier: 19 autres employés, également entendus par la justice, ont estimé, eux, que Liliane Bettencourt n'était pas en situation de faiblesse.


"On ne pouvait pas la contraindre à faire quelque chose contre son gré", a estimé une secrétaire, Nada David. "Madame savait parfaitement dire non et avait du caractère", a insisté une femme de chambre, Véronique Le Bezvoet. Le témoignage le plus savoureux reste celui de Xavier Bourlette, maître d'hôtel de Liliane Bettencourt de 1993 à 2007: "M. Banier faisait rire Madame, a-t-il assuré aux enquêteurs. Il la motivait. Il l'avait sortie de la bulle protocolaire dans laquelle elle était cloisonnée depuis plusieurs années. Il la rendait heureuse tout simplement. Pour l'anecdote, elle lui a appris à danser le rock acrobatique pour pouvoir le danser pour la fête des 50 ans de M. Banier. Il lui a apporté une certaine fraîcheur."


Sept témoins d'un côté, 19 de l'autre. En 2011, ils devraient tous défiler à la barre du tribunal correctionnel de Nanterre. Charge à eux de s'expliquer, en public cette fois, sur l'état de santé mentale de leur patronne et sur la génèse de cette affaire. Ce sera sans doute le moment de vérité de cette audience tant attendue.


http://www.lexpress.fr/actualite/societe/justice/affaire-bettencourt-des-temoins-manipules_933118.html#xtor=AL-447

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