dimanche 5 septembre 2010

Woerth, trois lettres pour un mensonge

La première a été saisie au ministère de l'Intérieur, les deux autres chez Patrice de Maistre. Elles démontrent qu'Eric Woerth a caché pendant trois mois sa demande de Légion d'honneur. Pourquoi?

Trois lettres

Un petit mensonge… et de gros dégâts. Eric Woerth a fini par reconnaître jeudi son intervention pour la Légion d’honneur de Patrice de Maistre, le gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt. Ces aveux tardifs interviennent trois mois après avoir habilement joué sur les mots, assurant, à juste titre d’ailleurs, que la décoration avait été "accordée par le ministère de l’Economie, par le ministère du Budget". Pourquoi ces aveux deux jours après la révélation, par L’Express et Le Canard enchaîné , de l’existence d’une lettre, signée de sa main, demandant la décoration pour de Maistre? Selon nos informations, ce n’est pas une mais… trois lettres dans le dossier judiciaire du procureur Courroye, qui témoignent bel et bien de cette intervention longtemps cachée. Une intervention dont Eric Woerth, entendu comme témoin par les policiers de la brigade financière, fin juillet, ne s’était pourtant pas souvenu. Ces deux autres courriers ont été saisis dans le bureau de Patrice de Maistre.

"Cher Eric"
Le premier, datant de juin 2007, un mois avant la promotion du 14 Juillet, est un mot manuscrit dans lequel l’homme d’affaires "remercie" le ministre du Budget, qu’il appelle "cher Eric", "de son soutien" pour l’obtention de sa médaille. Dans le deuxième courrier, de l’automne 2007, Patrice de Maistre renouvelle, dans un mot tapé à la machine, ses remerciements pour lui avoir obtenu la Légion d’honneur et demande au ministre de lui décerner la récompense. Ce qu’Eric Woerth fera finalement, en janvier 2008, dans les locaux du ministère, devant trois cents personnes, dont la famille Bettencourt. Entre-temps, Florence Woerth avait été embauchée au sein de Clymène, la structure financière chargée de gérer le patrimoine de la première fortune de France et était devenue l’employée de Patrice de Maistre. Difficile donc de croire qu’Eric Woerth ne se soit pas "souvenu" de cette intervention. D’autant qu’en 2006, puis en janvier 2007, il avait rencontré à deux reprises Patrice de Maistre, en tête à tête, pour évoquer des questions de financement politique et un éventuel soutien des Bettencourt à la campagne de Nicolas Sarkozy.

Nouvelle audition
Alors, pourquoi avoir nié cette intervention si longtemps? "Et alors, il n’y a rien d’illégal là-dedans… C’est l’air de calomnie, on est dans un monde d’interprétations malveillantes", s’époumone Me Jean-Yves Leborgne, l’avocat du ministre du Travail. N’empêche. Eric Woerth, avec ses demi-vérités et ses petits mensonges accumulés, s’est enfermé aujourd’hui dans un rôle délicat. Selon nos sources, le procureur Courroye a réellement envisagé de réinterroger personnellement le ministre sur la base des éléments découverts lors de l’enquête qui contredisent ses déclarations vagues sur procès-verbal. A ce jour, aucune demande devant le Conseil des ministres n’a encore été déposée en ce sens, mais au tribunal de Nanterre on estime cette nouvelle audition "inévitable".

Ministère de l’Intérieur
Autre élément de trouble dans cette affaire à tiroirs: le courrier de demande de décoration signé de la main d’Eric Woerth adressé à Nicolas Sarkozy, et daté du 12 mars 2007, a été retrouvé par les enquêteurs… au ministère de l’Intérieur. La lettre a été dénichée au mois d’août lors d’une "visite" des policiers de la brigade financière au service des décorations. "Les fonctionnaires avaient tout simplement archivé le courrier… et l’ont remis aux policiers", indique une bonne source. Dans l’entourage d’Eric Woerth, certains peuvent donc s’interroger sur le soutien dont bénéficie encore réellement le ministre du Travail. A-t-il été lâché? Pour l’heure rien ne l’indique et à l’Elysée, officiellement du moins, on assure le contraire. Mais en confiant aux enquêteurs une lettre explosive pour la défense Woerth, sans avoir averti le ministre du Travail, le ministère de l’Intérieur a mis le feu aux poudres.

Chemise verte
Tout commence le 23 juin avec la découverte, dans l’affaire Bettencourt naissante, de la remise de la Légion d’honneur à Patrice de Maistre par le ministre du Budget de l’époque. En soi, une découverte assez anodine. Désireux de ne pas étaler ses liens avec le gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt, qui apparaît dans les enregistrements clandestins, Eric Woerth élude. Il connaît "à peine" de Maistre. Il connaît à peine les Bettencourt. "Il n’a jamais dit qu’il ne les connaissait pas. Il a dit qu’il les connaissait peu", corrige Me Leborgne. "Tout cela était extrêmement transparent comme pour toute Légion d’honneur, assure Woerth en juin. Patrice de Maistre a reçu la Légion d’honneur en qualité de chef d’entreprise sur un contingent du ministère de l’Economie", répète-t-il. A l’Assemblée, il tient le même discours. A l’époque, Patrice de Maistre enregistre mais ne réagit pas. Dans son dossier "Légion d’honneur", une grosse chemise verte rangée dans une armoire de son bureau de l’avenue Hoche, deux courriers prouvent pourtant que le ministre a la mémoire qui flanche. Mais Woerth tient sa ligne: le plus loin possible de Patrice de Maistre. Lors de sa première garde à vue, le gestionnaire de fortune s’étend le moins possible.

Un peu "baladés"
Tout comme Eric Woerth, auditionné fin juillet par la police, qui ne se souvient pas de son intervention. Durant l’été, les enquêteurs, en mettant le dossier à plat, s’aperçoivent qu’ils ont été un peu "baladés". Fin août, ils réentendent de Maistre en garde à vue pendant six heures. "Il n’a rien à cacher, et d’ailleurs, il n’a rien caché", détaille son avocat Me Pascal Wilhelm.

Défense rigide
Dans l’entourage de Patrice de Maistre on est persuadé que c’est la défense rigide de Woerth qui a crispé les choses. Devant les policiers, une nouvelle fois, de Maistre commence par répéter qu’il "n’a jamais parlé de sa Légion d’honneur avec Eric Woerth". Au pied de la lettre l’affirmation n’est pas fausse. Puis les policiers sortent de leurs tiroirs les trois courriers qui prouvent l’intervention du ministre. "Je ne connaissais pas l’existence du courrier à Nicolas Sarkozy", déclare alors de Maistre. Sur procès-verbal, il raconte comment une première tentative pour obtenir la Légion d’honneur, dès 2006, avec l’avocat Jacques Rossi n’a pas abouti. Et qu’en revanche un de ses amis, Eric de Sérigny, en mars 2007, lui a proposé de réactiver le dossier auprès… d’Eric Woerth. Et qu’il savait bien, comme l’attestent ses deux courriers de remerciement, qu’il devait sa Légion d’honneur du ministre du Budget.

Synthèse en cours
Dans la foulée, les enquêteurs entendront Laurent Solly, l’ancien directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy à l’Intérieur, qui a reçu le premier courrier. "Solly a déclaré qu’il avait aiguillé la demande d’Eric Woerth auprès du ministère de l’Economie, mais que ce n’était pas passé par Nicolas Sarkozy", assure-t-on dans son entourage. Une façon de couper tout lien avec le Président. Au vu de ces éléments, le parquet de Nanterre estimera-t-il qu’il s’agit d’un trafic d’influence? Selon nos sources, une synthèse est en cours d’élaboration à destination du parquet général de Versailles, puis du procureur général près la Cour de cassation. "Nous espérons en finir avec ce volet fin septembre", assure au JDD le procureur général de Versailles, Philippe Ingall-Montagnier. Eric Woerth devrait donc être réentendu d’ici là. "Je n’ai jamais menti sur rien, à qui que ce soit", a-t-il réaffirmé jeudi. Il lui reste à convaincre les enquêteurs et le parquet de Nanterre qu’en disant cela… il ne mentait pas.
http://www.lejdd.fr/Societe/Justice/Actualite/Woerth-trois-lettres-pour-un-mensonge-218145

Aucun commentaire: